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Avez-vous jamais entendu parler du "Ah Quisme" (orthographe du néologisme non garanti) ? Probablement pas, à moins d'être assez au fait de la culture chinoise et des ?uvres de l'écrivain Lu Xun (pour une biographie de ce dernier, voir : Lu Xun, biographie).
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<br>Ah Q est le principal protagoniste – je n'oserais surtout pas dire le héros – de la plus célèbre nouvelle du plus célèbre écrivain de l'avant Libération (arrivée des communistes au pouvoir en 1949), autrement dit un personnage que tout chinois conna顃 forcément.
<br>Ah Q, pauvre hère et travailleur saisonnier, vit juste avant et pendant la révolution de 1911 dans le village de Weizhuang. Sans logis personnel (il est hébergé dans un temple), sans argent, mal habillé, très laid (son cr鈔e est recouvert de cicatrices), analphabète, sans famille, stupide, il est la proie de toutes sortes de moqueries et les humiliations pleuvent sur lui. Ah Q ne compte plus les coups re鐄s, la plupart du temps sans aucune raison précise. Mais Ah Q possède en son caractère un trait bien particulier (l'Ah Quisme) : il transforme toutes ses défaites, toutes ses humiliations y compris les plus sévères en autant de "victoires". Si l'Ah Quisme a pu ainsi s'institutionnaliser au pays de la Grande Muraille, c'est qu'il semble correspondre quelque part à l'habitude chinoise d'appeler ses propres défaites des "victoires spirituelles" (pas certain que le caractère fran鏰is soit si dépourvu de ce trait…).
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<br>Ah Q, qui ne possède pas de nom de famille précis, se persuade et tente de convaincre son entourage qu'il appartient à la riche et puissante famille des Zhao. Affirmation qui lui vaut une nouvelle correction mais n'entame en rien ses certitudes, sa bonne humeur et ses fanfaronnades… Lorsqu'il gagne une forte somme d'argent à un jeu de hasard, une bagarre générale lui fait tout perdre avant qu'il ne reprenne quelques coups. Pour inverser cette défaite et nouvelle humiliation, il va s'asséner lui-même quelques gifles en faisant semblant de corriger ainsi son agresseur…\r<br>Ah Q est aussi un grand na飂 qui déclare tout de go à la servante des Zhao (pour lesquels il travaille occasionnellement), Wu Ma, qu'il désire coucher avec elle. Scandale, non seulement dans la famille mais dans tout le village ! Les femmes fuient dès qu'elles voient Ah Q approcher, et celui-ci ne tardera pas à devoir partir. L'exil le mène à la ville où les premiers échos de la révolution se font entendre. Il assiste, enthousiaste, à une scène de décapitation. Il s'assure une petite fortune après avoir volé puis revendu des vêtements et peut revenir auréolé de sa propre gloire à Weizhuang. Là, il s'enorgueillit d'avoir c魌oyé les révolutionnaires, parvenant à impressionner ses anciennes connaissances. Les événements le poussent à se rêver en chef de l'Armée révolutionnaire, ce qui vaut au film une longue séquence onirique assez amusante. Mais la révolution a déjà été récupérée par certains bourgeois de Weizhuang qui n'entendent pas s'encombrer d'un tel fardeau. Ces "révolutionnaires" ne sont en fait que de vils opportunistes parfois mêlés de voleurs. Et lorsque les Zhao se voient effectivement dépouillés, les autorités locales, dans l'impossibilité de mettre la main sur les vrais coupables, se rabattent sur une victime toute désignée : Ah Q. Ce dernier ne comprend rien à son procès ni pourquoi il a été arrêté. Condamné à mort, il ne "pense" même pas à chanter l'opéra sur le chemin qui le mène de la prison au lieu d'exécution comme le demande la tradition, ce qui démontre bien son égo飐me aux yeux de la foule venue assister à la cérémonie. Ah Q meurt, inconscient de tout…\r<br>
<br>La faculté et l'obsession de Ah Q à tourner psychologiquement chaque situation à son avantage a pour unique objectif de ne pas perdre la face qui, comme chacun sait, représente l'humiliation ultime pour chaque Chinois. On voit donc combien Ah Q est représentatif de tous ses compatriotes. On trouve ainsi trace du "ah-quisme" aussi bien dans l'Histoire du pays que dans la vie la plus quotidienne. On raconte que lorsque les gouvernants chinois devaient s'incliner devant les desiderata des puissances occidentales occupantes, le simple fait de faire sortir ces délégations étrangères par les portes de service permettait de sauver la face et de revendiquer une victoire politique alors qu'ils venaient une fois de plus de s'humilier. Bel exemple d'ah-quisme d'Etat !
<br>On en trouve aussi une forte réminiscence dans le roman de Yu Hua, "Vivre !" (Hnozhe) magnifiquement adapté au cinéma par Zhang Yimou en 1993 (Grand Prix du Jury et Prix d'interprétation pour l'acteur Ge You à Cannes en 94) et dont le personnage principal, Fu Gui, doit beaucoup à celui de Lu Xun.
<br>La critique de ce dernier porte bien s鹯 sur le renoncement à la lutte qu'entra頽e inévitablement le Ah-Qisme puisqu'il signifie aveuglement et refuge dans une confortable illusion. Mais le roman (et le film) a aussi et avant tout pour but de dénoncer la trahison des idéaux de la révolution de 1911. Dix ans après celle-ci, les mêmes notables sont toujours en place et les classes laborieuses composées des ouvriers et paysans continuent de subir le joug de l'exploitation. Les révolutionnaires (bourgeois) ont fait alliance avec les représentants de l'ancienne société féodale, au détriment de la grande masse des Chinois représentés par le démuni et simple Ah Q. L'?uvre de Lu Xun, tout à la fois psychologique, philosophique et sociologique se double ainsi d'une véritable dimension politique.
<br>Le film de Cen Fan, tourné 60 ans après la publication de la nouvelle de Lu Xun, suit l'histoire page après page, presque phrase après phrase et reste d'une totale fidélité (y est seulement rajouté un portrait très humaniste du gardien du Temple où loge Ah Q et qui, dans l'?uvre originale, n'est qu'une ombre sans consistance ni vérité psychologique).
<br>Shunka |
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